Père Prévost : Spiritualité > Expérience spirituelle
Le Christ Jésus a révélé au monde qu’il y avait plusieurs demeures dans la maison de son Père et il s’est identifié
comme Voie y donnant accès (1). « Dieu, personne ne l’a jamais contemplé (2) »; personne ne l’a jamais vu; le Fils,
c’est lui qui l’a fait connaître (3). Il nous fait expérimenter sa présence toute d’amour et de miséricorde. Dieu
ne cesse de venir et d’intervenir par son Fils devenu l’un de nous. En l’Homme-Dieu, nous pouvons voir le Père.
Dans ses rencontres intimes avec Jésus-Eucharistie, Eugène a perçu que Dieu est riche en miséricorde. Son expérience
de Dieu fut, dans la foi, une expérience de Jésus, Prêtre et Victime. Selon Thérèse d’Avila, il
importe à tous les stades de la vie spirituelle de fixer le regard contemplatif sur l’humanité de Jésus.
Émule de cette vraie maîtresse d’oraison, Eugène a gardé les yeux fixés sur Jésus, le Verbe incarné en qui il a reconnu le Sauveur du monde.
Jusqu’à sa conversion, Eugène ne pense qu’à la joie de vivre et de s’amuser.
Dans les Mémoires, il raconte comment tout était fête, musique et bonheur dans
sa famille. Pensionnaire à treize ans au collège de Sainte-Thérèse-de-Blainville,
il s’ennuie et se mêle volontiers à un groupe d’élèves turbulents. Il n’est pas
méchant, nous rassure-t-il, mais dissipé. Après quatre années ainsi vécues, tout bascule dans la vie de l’adolescent, en septembre 1877.
Le jour de l’entrée, Eugène choisit sa place au dortoir, comme d’habitude. Or,
voilà que le surveillant veut lui supprimer ce droit et pour cause! On devine
quels sont les amis que le fils du bon docteur Jules veut rejoindre. Mais,
au lieu d’aller se plaindre au directeur, il renonce à revendiquer son droit
et se rend à l’inspiration de l’Esprit. « Tiens, pourquoi mal commencer l’année »
se dit-il. Résolument, il mène une vie studieuse, disciplinée, sérieuse. Il tient
bon malgré les railleries de ses compagnons qui l’accusent d’être hypocrite.
« Jésus m’a arrêté... c’est Jésus qui a fait cela », confiera-t-il à 82 ans.
Sur l’heure en a-t-il pris conscience? C’est le secret de son cœur. Toutefois,
il ressort des premières confidences notées dans son Journal personnel que dès octobre 1877,
il regrette ses fautes passées et regarde sa conversion comme une faveur toute gratuite de
l’amour miséricordieux de Jésus. Cette conscience de la miséricorde de Jésus va
l’accompagner tout au long de son expérience spirituelle.
« Avec quel amour », en effet, Jésus lui a fait discerner ses fautes! Par une
grâce d’ineffable charité, Eugène s’est reconnu pécheur. Il désire être fidèle
désormais aux appels de son Maître. Écouter la voix de sa conscience où l’Esprit
Saint nous rejoint au cœur de l’être, c’est le premier pas dans la vie intérieure :
celui d’une réponse de la liberté humaine aux appels de l’Esprit. Devenu prédicateur,
il dira plus tard : « Jésus a des desseins particuliers sur chaque âme, et il harmonise
ses grâces avec ses desseins de miséricorde et d’amour (4). »
Pardonné, converti, Eugène est captivé par Jésus présent dans l’Eucharistie.
« J’ai senti le besoin de la piété », avoue-t-il dès le premier pas de sa conversion.
Attiré par le Saint Sacrement, il prie de longs moments auprès de son tendre Maître qui,
doucement, l’instruit en secret de son amour pour lui. Telle est sa forme d’oraison.
Que de grâces n’a-t-il pas reçues à la communion et à l’adoration eucharistiques!
Jésus vivant au très Saint Sacrement et se faisant proche de lui dans la suavité de
l’amour, telle fut l’expérience initiale et fondamentale d’Eugène, une expérience d’ordre sacramentel.
Elle débute et s’approfondit continuellement dans la communion d’amour avec son divin Sauveur présent au Saint Sacrement.
« L’Eucharistie est le principe sacramentel de l’expérience mystique, de ses débuts à
ses plus hauts sommets. [...] L’Eucharistie est le sacrement de l’expérience mystique
parce qu’elle réalise les promesses de Notre-Seigneur contenues dans le discours à la
cène et la prière sacerdotale, notamment Jean 14, 12-26; 15, 1-12; 17, 20-26. Dans le
discours sur le pain de vie (Jean 6, 54-58), l’Eucharistie se révèle comme la source de
la vie dans le Christ, la cause de l’union la plus haute en Dieu, [...] et le principe de
la résidence réciproque de l’âme en Jésus et du Christ dans l’âme (5). » L’Eucharistie conduit
certainement à l’union mystique tout autant que l’oraison.
Dans l’accueil de l’amour si gratuit de Jésus-Hostie, Eugène cherchera, avec toute la
fougue de son tempérament si passionné, à l’aimer et à le lui prouver dans le renoncement
à lui-même. C’est dans cet esprit si évangélique qu’il convient d’interpréter sa ferme décision :
« Je veux devenir un saint. » Elle est une libre réponse à l’amour miséricordieux qui l’a ravi.
« C’est donc par miséricorde et par amour que vous voulez m’attirer et me lier à vous (6). »
De son expérience spirituelle jaillit le souci apostolique : tout heureux de ce qu’il vit,
il invite à la ronde ceux et celles qu’il croise, à s’engager eux aussi sur la voie de la sainteté.
Déjà, il agit comme un « pasteur » de ses frères et sœurs. Il cherche à évangéliser, comme son Maître.
À dix-neuf ans, Eugène pressent l’appel à tout quitter pour suivre Jésus dans la vie religieuse et la prêtrise.
Ayant lu les constitutions de la Société des Pères du Saint Sacrement, il se décide le 19 avril 1880 à
entrer dans cet institut. Le 1er août 1881, il laisse famille, amis et patrie pour se rendre au noviciat,
à Bruxelles. Dans sa communauté, il continue d’expérimenter l’amour de Jésus au Saint Sacrement et la miséricorde
divine à l’œuvre dans sa vie de sorte que son union avec Jésus-Eucharistie progresse. À vingt et un ans,
il prononce les vœux privés de religion. En ce 1er novembre 1881, jour qu’il considère comme le plus beau de sa vie,
il reconnaît dans l’action de grâce : « Jésus, Jésus seul est mon partage (7). » « Jésus seul », c’est le cri du cœur
de celui qui désire renoncer à tout et à lui-même pour ne s’attacher et n’appartenir qu’à Jésus.
Religieux du Saint Sacrement, Eugène bénéficie de moments réguliers de prière d’adoration,
de temps forts de solitude lors des retraites spirituelles, mensuelles et annuelles.
Jésus-Hostie le façonne dans l’humilité par des grâces d’union ou par des purifications
quand la prière devient plus aride.
À partir de ses retraites de profession, le jeune religieux a conscience que, de l’Hostie, Jésus
lui parle au cœur et l’interpelle en lui exprimant son amour. Il reste longtemps sous l’influence
de cette action puissante de l’amour de Jésus en lui dans une conviction de plus en plus
profonde de son indignité (8). Il se sent aimé comme il a besoin de l’être, tel qu’il est,
avec ses carences et ses limites. Une vie spirituelle chrétienne est-elle possible sans
une foi vive en l’amour de Dieu pour soi, personnellement?
Mais suivant le conseil d’Eugène, ne désirons « aucune manifestation spéciale de Jésus, aucune parole intérieure.
Jésus veut être libre d’agir dans l’âme comme il lui plaît et [notre] bonheur doit être de lui laisser cette
liberté pleine et entière (9) ».
Eugène Prévost écrira : « Jésus vivant dans l’Eucharistie est caché sous l’écorce de la lettre dans l’Évangile (10). »
Instruit par sa propre expérience, il notera l’importance du silence intérieur pour apprendre « à laisser parler
Jésus et à l’écouter (11) ». N’est-il pas l’ami de l’époux qui se tient là, près de lui et l’entend, ravi
de joie à la voix de l’époux (12). La base de la vie intérieure, c’est « le recueillement profond de l’âme qui
se tient devant son Dieu, fait taire tous les bruits du dehors et du dedans, écoute sa parole et se livre à son action
divine (13) ». « La parole est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour
que tu la mettes en pratique (14). »
Eugène a reconnu que Jésus nous parle de diverses façons et il a recommandé d’être attentifs à cette voix (15).
Ne serait-ce pas un écho de son expérience personnelle?
Pendant sa retraite d’ordination, le jeune diacre a reçu des
grâces particulières qui l’éclairent sur la « grandeur » du prêtre.
Il a vécu aussi des grâces d’union avec Jésus pendant ses communions.
Ordonné prêtre à Rome, le 4 juin 1887, il exprime sa conviction d’être
devenu un autre Christ, ce jour-là, même s’il est pécheur. Évoquant cette
grâce d’amour incompréhensible de la part de la miséricordieuse bonté de
Jésus, il écrit dans son Journal personnel : « Mon être a été comme entièrement
transformé; je subis une action qui vient du ciel, Jésus habite en moi; oh! oui,
oui, que c’est vrai, le prêtre est un autre Christ. »
De son côté, le pape Jean-Paul II fait remarquer : « De fait, c’est le Christ
lui-même qui vient en chaque prêtre. Si saint Cyprien a dit que le chrétien est
un autre Christ, Christianus alter Christus, à plus forte raison, on peut dire :
Sacerdos alter Christus [le prêtre est un autre Christ] (16). »
Eugène a d’abord fait l’expérience de l’amour miséricordieux de Jésus qui
le convertit et lui parle. Maintenant, tout bouleversé, il est conscient que dans sa miséricorde
Dieu agit en lui et le transforme par l’onction sacerdotale. Le pape Jean-Paul II emploie
une comparaison très forte pour exprimer l’action transformante de l’Esprit dans le sacrement
de l’Ordre : « De même qu’à la Messe, l’Esprit opère la transsubstantiation du pain et du vin
en Corps et Sang du Christ, de même, dans le sacrement de l’Ordre, il opère la consécration
sacerdotale ou épiscopale (17). » L’expression « un autre Christ », est à comprendre comme
une identification avec lui : « Qui vous accueille, m’accueille; qui vous écoute, m’écoute (18). »
Si Jésus s’identifie avec les petits (19), il s’identifie également avec ses ministres.
Configurés au Christ, Tête du Corps, les prêtres agissent in persona Christi, notamment
dans les sacrements de l’Église. Tout chrétien peut donc rencontrer dans le prêtre, Jésus-Christ qui,
« dans ses mystères de paix, travaille à notre sainteté (20) ».
Lors de la cérémonie d’ordination, Eugène perçoit la présence de Marie à son côté droit.
« Cette tendre Mère m’a accompagné pendant toute la cérémonie; et j’ai vivement senti les
liens étroits et nouveaux qui dès lors s’établissaient pour toujours entre elle
et mon âme de prêtre (21). » Dix-sept ans plus tard, il rappelle encore cette grâce particulière :
« Oh! oui, je le sais bien, vous êtes à ma droite [Marie]; voilà pourquoi ma misère ne me submerge pas,
voilà pourquoi le feu de l’amour ne cesse de me consumer (22). »
Ce souvenir de Marie reste bien vivant en lui.
Le père Prévost aura toute sa vie une grande confiance en cette
« très douce Mère » qui l’accompagne et le conduit à son Fils.
N’en est-il pas ainsi pour tout baptisé? Marie est près de nous et nous exhorte :
« Faites tout ce qu’il vous dira. » Jésus et Marie sont inséparables.
Eugène Prévost a perçu les besoins spirituels des prêtres lors de
ses rencontres avec les membres de l’Association des prêtres adorateurs
dont il était le directeur. Chez les Pères du Saint-Sacrement, il avait déjà
le désir d’un tiers-ordre féminin et celui d’une œuvre pour venir en aide au
clergé. Ces projets sont vivement contrecarrés et jugés inopportuns par la
communauté de sorte qu’en décembre 1899, le père Prévost est envoyé à Montréal
sans ministère précis. En attendant, il doit séjourner 15 jours à Sarcelles,
ville près de Paris. Là, il reçoit une grâce de lumière qui va bouleverser sa
vie et donner à sa spiritualité et à sa charité pastorale sa couleur spécifique
en orientant sa mission d’une façon nouvelle.
Ébloui par ce que l’Esprit Saint lui donne de saisir, Eugène Prévost écrit :
« Il y a deux grands Sacrements qui s’appellent mutuellement, inséparables
l’un de l’autre : l’Eucharistie et le Sacerdoce. L’Eucharistie est tout dans
l’Église, car elle est Jésus. Or, c’est le Sacerdoce qui nous donne l’Eucharistie
[la messe], nous la conserve [présence réelle] et nous en nourrit [communion] et
cela par la puissance même du Sacerdoce de Jésus déposé en toute âme sacerdotale.
C’est Jésus se produisant lui-même par le ministère du prêtre. Après l’Eucharistie,
rien ici-bas n’est donc grand et digne de respect et d’amour comme le prêtre (23) », etc.
Dès lors, l’imprévisible se produit : tel un bourgeon qui, en silence, éclot,
la nouvelle vocation du père Prévost jaillit des ténèbres et des angoisses de son cœur
labouré par la souffrance d’amour. Il s’aperçoit tout à coup qu’il vient de faire
le sacrifice de sa vocation de religieux du Saint-Sacrement pour établir les œuvres
en faveur des prêtres, entrevues dans la même lumière. Cette grâce si forte le projette
pour aller « droit de l’avant » et le garder fidèle jusqu’au bout.
C’est l’expérience-clé de sa mission de fondateur. De l’Eucharistie, il ira au Sacerdoce.
« La congrégation de la Fraternité Sacerdotale, voilà ma vie, ma destinée, la cime de mon
bonheur, le couronnement suprême des miséricordes du Seigneur à mon égard,
la pleine réalisation des mystérieux desseins de mon Jésus sur ma profonde misère (24). »
Durant la période de gestation de l’Œuvre sacerdotale, le fondateur a sans cesse devant
les yeux les paroles mêmes de Jésus : « Manete in me, manete in dilectione mea. Demeurez en moi,
demeurez dans mon amour (25). » Elles lui apportent lumière et paix au milieu de la souffrance
qu’est la séparation de sa congrégation. Il la compare à l’Heure de Jésus, celle du mystère pascal.
« Oh! oui, l’heure est venue, et bientôt, quand le calice aura été bu jusqu’à la dernière goutte,
Jésus se révélera beau et doux, puissant et fort (26). »
« Mais la pensée des prêtres me soutient. Oh! comme il faut que je les aime, mon Dieu, et surtout
comme il faut que votre lumière ait été forte et éclatante, pour me faire accepter ce sacrifice
suprême que je vous ai tant demandé d’éloigner de moi. [...] C’est mon abandon entre ses mains
qui m’a conduit où je suis. Je vois bien qu’il l’a voulu, et cela seul me ferait comprendre
pourquoi il a de tout temps cherché à me sanctifier par l’amour et l’abandon. Vive le Jésus [...]
immolé de l’autel, le Prêtre éternel, le consommateur de toute sainteté (27). »
Le 17 novembre 1900, au cours d’un voyage dans le midi de la France, l’illumination reçue à
Sarcelles se précise. Le père Prévost la décrit ainsi : « Déjà, à Morcenx [dans les Landes,
France], entre deux trains, j’étais allé passer un bon moment à l’église. J’y fus frappé
de l’état de Prêtre de Jésus au Saint Sacrement. C’est toute la raison d’être de Jésus.
C’est une hostie, une victime. Il est venu pour remplacer tous les sacrifices anciens.
Depuis la chute du premier homme, il doit venir. S’immoler, c’est tout Jésus. Et c’est
lui qui s’immole : c’est le Grand-Prêtre. Le Sacerdoce, c’est le plus beau titre de Jésus
dans l’Eucharistie (28). » « Ce Jésus qui a captivé mon cœur ne m’apparaît plus que comme
le Prêtre éternel qui multiplie son amour en prolongeant son Sacerdoce dans les âmes des
prêtres (29). » Il reconnaît maintenant en ce Jésus Sauveur qui s’est révélé à lui au
tabernacle, à dix-sept ans, le Prêtre et la Victime de la nouvelle alliance.
Ces quelques lignes sur l’expérience spirituelle d’Eugène laissent entrevoir qu’elle a
été une expérience de Jésus-Christ honoré comme « Prêtre et Victime dans
l’Eucharistie et dans ses prêtres ».
Par grâce, il a déjà saisi ce qu’enseignera si bien l’exhortation apostolique de
Jean-Paul II Pastores dabo vobis, au n° 13 : « Jésus Christ a manifesté en lui-même
la figure parfaite et définitive du sacerdoce de la Nouvelle Alliance : il l’a révélée
par toute sa vie terrestre, mais par-dessus tout dans l’événement central de sa passion,
de sa mort et de sa résurrection. Comme l’écrit l’auteur de la Lettre aux Hébreux, étant
homme comme nous et en même temps Fils unique de Dieu, Jésus est, en son être même, médiateur
parfait entre le Père et l’humanité, celui qui nous donne l’accès immédiat auprès de Dieu,
grâce au don de l’Esprit [...]. Jésus accomplit sa fonction de médiateur par l’offrande de
lui-même sur la Croix, par laquelle il ouvre, une fois pour toutes, l’accès au sanctuaire
céleste et à la maison du Père. » Tel est le mystère que l’Esprit Saint a donné au père
Prévost de saisir et d’exprimer par les termes bibliques : prêtre, victime. Captivé par
le Souverain Prêtre, il brûle du désir de collaborer à son règne et de répondre aux
besoins des prêtres. C’est ce qui l’amènera à fonder deux congrégations religieuses
nouvelles et à publier des écrits jaillis tout droit de son cœur passionné pour Jésus
et pour la sanctification des prêtres. Par expérience, il est conscient qu’en vertu de
la consécration sacerdotale, les prêtres ont une vocation spécifique à la sainteté
comportant la « responsabilité de devenir saints », selon l’expression de Pastores
dabo vobis, n° 20. Sa nouvelle mission sera d’honorer, d’aimer et de faire aimer
le Souverain Prêtre dans l’Eucharistie et de contribuer au bien spirituel et
matériel des prêtres.
Assuré par le pape Léon XIII que son projet « semble répondre aux Volontés du
Dieu très miséricordieux qui [l’]appelle à [se] dévouer tout entier au bien des prêtres »,
Eugène s’engage le jeudi saint, 4 avril 1901, à travailler à l’établissement de cette œuvre,
quelle que soit sa faiblesse. Il la connaît mieux que quiconque. Si l’on méconnaissait la miséricorde
divine à l’œuvre dans sa vie, on ne pourrait saisir le sens de sa vocation et de sa mission pour les prêtres.
Il met toute sa confiance en Dieu pour se dépasser et relever le défi. Croire, c’est s’engager et suivre Jésus
même au-delà de ce qui est humainement possible. « Ma vie, écrit-il est maintenant arrivée à une nouvelle phase.
Ô mon Dieu, vous savez que je ne m’appuie que sur vous et que je ne veux absolument que votre volonté.
Oh! gardez-moi fidèle, soutenez ma faiblesse et rendez-moi humblement docile et amoureusement abandonné
entre vos mains (30). » Au début de la fondation, Eugène Prévost avoue avoir vécu des grâces semblables
à celles de son ordination sacerdotale.
Riche de son expérience en la miséricordieuse bonté du Souverain
Prêtre à l’œuvre dans l’Eucharistie, le fondateur poursuit sa mission
pour les prêtres avec l’élan de l’amour, en communiant le mieux possible
« à la sainte et adorable volonté de Jésus ». Établi maintenant dans
l’abandon, il peut devenir, entre les mains de Jésus, l’instrument des desseins de Dieu sur les prêtres.
Commencer une œuvre nouvelle, c’est souvent s’exposer à l’incompréhension et à la contestation.
Le grain mis en terre doit mourir pour laisser jaillir la vie. De 1900 à
1946, Eugène Prévost
va connaître dans l’établissement de l’Œuvre sacerdotale de multiples épreuves
: abandons et trahisons, dénonciations et mépris, enquêtes canoniques, difficultés
de recrutement en France, deux guerres mondiales. De plus, il souffre « de ne point
saisir Jésus selon les besoins assoiffés de tout son être (31) ».
Il vit cette période d’immolation dans l’union à Jésus, son Maître adoré au
Sacrement de l’amour. La souffrance ne l’empêche pas d’aimer, au contraire,
elle se traduit en amour. C’est l’heure de l’amour crucifié, de l’amour d’abandon,
« l’heure de l’amour d’anéantissement », c’est-à-dire l’heure du renoncement
à lui-même pour ressembler à Jésus et adhérer à son projet sur lui.
L’Esprit purifie alors l’apôtre des prêtres pour qu’il vive toujours mieux ce qu’il enseigne :
Jésus seul. La souffrance l’y a beaucoup aidé, fit-il remarquer lui-même.
Le fondateur est conscient d’être un misérable instrument : « Ne considérez pas la misère de
celui que Jésus a placé à votre tête (32). » C’est pourquoi il compte sur Jésus seul « car
c’est lui qui va nous porter jusqu’aux cimes de la sainteté (33) », écrit-il à un confrère.
Ici-bas, la sainteté reçue au baptême est véritable mais inachevée, imparfaite (34).
La perfection de la charité, c’est dans la gloire que nous la connaîtrons. Elle est
encore à acquérir. Eugène Prévost y tend avec l’ardeur de son grand cœur :
ses charitables initiatives en témoignent.
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, quand l’Œuvre sacerdotale semble
s’effondrer, le fondateur entré dans sa 80e année s’abandonne aveuglément avec
amour. Sa foi reste entière car son espérance est bien ancrée dans le Prêtre éternel :
Cène, Croix, Résurrection sont un seul mystère. Glorieux auprès du Père, et vivant au
Saint Sacrement, le Souverain Prêtre le soutient chaque jour de sa présence d’amour.
« J’ai sans cesse les yeux fixés sur Jésus se nourrissant de la volonté de son Père. Voilà ma vocation (35). »
Cette union d’amour avec Jésus va se réaliser plus souvent qu’autrement à travers
l’immolation de lui-même. Il vit le mystère pascal dans une confiance inébranlable en son Sauveur.
Finalement, tout sera si bien consumé par l’action du « Grand-Prêtre miséricordieux
et fidèle » que ce vrai serviteur du sacerdoce va quitter cette terre dans la paix de
l’amour. C’était le 1er août 1946.
Philippiens 3,8-14 éclaire le cheminement d’Eugène Prévost
qui, dans sa foi vive, a poursuivi sa course et soutenu le bon
combat, sans regarder en arrière, droit de l’avant, tendu de tout
son être, pour tâcher de saisir le Christ Jésus comme il avait été
saisi par lui. Il a été subjugué par Jésus, Prêtre et Victime dans
l’Eucharistie, par son amour crucifié, un amour « qui l’a fait descendre
jusqu’à nous, l’a fait mourir sur la croix et demeurer encore parmi nous »,
comme il le rappelait aux Oblates de Béthanie, le 24 mai 1946. Cet amour
jusqu’à la fin, il le voit actualisé dans les sacrements, ceux de
l’Eucharistie et de l’Ordre notamment. En retour, depuis sa conversion,
Eugène a tâché de saisir le Christ en quelque sorte en cherchant à le
connaître et à l’aimer sans mesure, voulant lui ressembler jusqu’à
s’identifier avec lui. Il a voulu devenir un saint en reconnaissance
envers Jésus qui l’a tant aimé, et pour que les prêtres le deviennent
aussi. Tel fut son idéal poursuivi sans relâche.
Quelques mots synthétisent sa quête spirituelle : Jésus, son amour,
ses volontés saintes, en un mot : la sainteté, Jésus : son unique objectif.
Jésus à aimer, à imiter, à rayonner; Jésus et ses volontés saintes à accomplir.
Selon lui, « être saint, c’est aimer assez pour rien refuser à Jésus, pour tout
livrer à Jésus (36). » Et, « la sainteté, c’est d’aimer » car Jésus est l’Amour.
Mais puisque le Sauveur a manifesté son amour du Père en accomplissant sa volonté,
il s’ensuit que l’amour vrai s’exprime dans l’obéissance à Dieu. La sainteté véritable
s’épanouit en conformité à la volonté de Dieu et à son bon plaisir. Le père Prévost
s’est appliqué de toute son âme à réaliser ce qu’il a discerné comme étant la volonté
de Jésus et, dans sa foi en la divine Providence qui dirige toutes choses avec une infinie
sagesse qui nous dépasse, il accueillait tous les événements comme étant l’expression du
bon plaisir de Jésus. Son esprit de foi contribuait à le garder calme et serein dans les
difficultés, sachant bien que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, selon l’expression
de la lettre aux Romains (37).
Il a puisé l’amour à sa source : dans l’Eucharistie car c’est Jésus-Hostie
qui réalisera la transformation de l’être jusqu’à l’identification avec lui.
Le fondateur s’exprime ainsi : « Il s’est exercé sur mon âme [au moment de la communion]
une action tellement transformante qu’elle m’a identifié avec vous, ô Jésus.
C’est bien vous qui vivez en moi. [...] Je n’aurais jamais pu, ô Jésus, arriver
à une telle identification de vie si vous n’aviez pas institué votre Sacrement d’amour (38). »
L’enseignement d’Eugène, écrivain spirituel et fondateur, est
tout orienté vers Jésus-Prêtre, le Verbe incarné. À son école, on apprend
qu’il y a Quelqu’un qui vit au Saint Sacrement. Cet enseignement ne porte
pas sur une quelconque dévotion. Il engage plutôt à une vie d’union d’amour
avec Jésus où l’on aspire à lui rendre gloire et à lui ressembler par une charité
qui soit à la fois une offrande rédemptrice et un engagement apostolique. L’Eucharistie,
foyer d’amour, est au centre de la vie spirituelle et apostolique : l’Eucharistie célébrée,
adorée, vécue dans le quotidien.
À la messe, les deux tables de la Parole et de l’Eucharistie sont intimement liées. Ainsi,
ce maître spirituel enseigne : « L’Eucharistie et l’Évangile sont inséparables. Pour être
de vrais adorateurs, il faut se nourrir de tous les enseignements comme pour avoir une science
éclairée et pratique de l’Évangile, il faut l’animer et la vivifier des lumières et des grâces
qui découlent de l’Eucharistie (39). »
La page d’Évangile qui le ravit et l’inspire le plus est celle du jeudi saint où Jésus s’offre à son père pour
le salut du monde, anticipant par son offrande sa mort violente du lendemain. L’institution de l’Eucharistie et
du sacerdoce, le discours d’adieu (Jean 13-17) sont autant de sujets d’adoration qui le motivent dans sa recherche
de la perfection.
Ses textes préférés sont de saint Jean et de saint Paul : « Le Christ est tout et en toutes
choses – Omnia et in omnibus Christus (40). » « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit
en moi (41). » « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ (42). »
« Demeurez en moi, demeurez en mon amour (43). » « Nous sommes appelés à la sainteté, écrit-il,
et la source de la sainteté est en Jésus : voilà pourquoi pour être saint, il faut demeurer en lui (44). »
Eugène Prévost a voulu que les activités du banal quotidien soient vivifiées et grandies par
l’offrande d’amour en union avec le Souverain Prêtre qui, à l’Eucharistie, s’offre éternellement
au Père dans l’Esprit. Tout peut devenir offrande entre les mains très saintes du Prêtre éternel,
même nos misères. Ainsi, une vie toute simple est transformée, consacrée, rédemptrice. Elle devient
adoration, louange, action de grâce et intercession dans la communion au Bien-Aimé. Il recommande
également d’offrir Jésus au Père : « Nous nous offrons nous-mêmes à Dieu pour qu’il nous pardonne
et nous sauve; mais nous le faisons avec Jésus, nous l’offrons lui-même, nous participons à sa vie
d’offrande et d’Hostie dans l’Eucharistie (45). » N’est-ce pas là vivre le sacerdoce baptismal que
nous rappelle le concile Vatican II dans Lumen gentium : « Les fidèles, de par le sacerdoce royal
qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception
des sacrements, la prière et l’action de grâce, par le témoignage d’une vie sainte, par l’abnégation
et la charité active (46). »
Le fondateur recommande vivement de regarder Jésus, de l’étudier, de le contempler,
de chercher
à le connaître tel qu’il est : Prêtre et Victime, toujours vivant parce que ressuscité.
Persuadé qu’après la sainte messe et la sainte communion, il n’y a rien qui nous unisse
davantage à Jésus que l’adoration (47), il a voulu que l’Eucharistie se prolonge dans
l’adoration eucharistique, « prière profonde, la prière qui est l’offrande de tout l’être
dans l’anéantissement de soi-même en hommage au Dieu voilé du sacrement à qui sont dus
tout honneur et toute gloire sur la terre comme au ciel (48) ».
Le père Prévost « vit de l’autel ». Il enseigne à faire revivre en l’Eucharistie, les mystères, les vertus et
les enseignements du Seigneur et à s’unir au Souverain Prêtre qui est en prière
devant son divin Père. Il préconise d’aller le trouver au Sacrement de son amour,
de vivre avec lui « au-dedans de nous-mêmes » et de nous donner à lui sans réserve pour
mieux lui ressembler. Pour entretenir l’union à Dieu, il invite constamment à prier le Nom de Jésus,
la plus courte et la plus efficace de toutes les prières, sans négliger les autres actes d’amour.
Dans l’épreuve qu’il accueille des mains de Dieu sans s’arrêter aux causes secondes,
il exhorte à laisser faire Jésus et à s’abandonner à lui en toute confiance :
« Jésus sait tout, Jésus peut tout et il nous aime. Tenons-nous en paix, aimons, et soyons abandonnés (49). »
Il nous apprend à nous hausser au niveau de la foi pour accueillir le dessein de salut
de Dieu et son amour à l’œuvre en nos vies pour les sanctifier.
En parcourant l’itinéraire spirituel du père Prévost, on reste ébahi par le
fait que cette longue vie fut une constante relation amoureuse avec Jésus :
après sa conversion, aucune période de sa vie n’échappe à cette étreinte.
Eugène ferait-il partie de ces personnes qui restent vibrantes toute leur
vie à la suite d’une seule expérience spirituelle? Ignace Larrañaga écrit à ce sujet :
« Notre Dieu est déconcertant. Au moment le moins prévisible, comme dans un assaut nocturne,
il se précipite sur une personne, l’abat par une présence puissante et ineffablement consolatrice,
la confirme pour toujours dans la foi et la laisse vibrante peut-être pour le restant de ses jours (50). »
L’expérience de l’amour miséricordieux de Jésus a marqué profondément
la foi de ce fervent adorateur du Saint Sacrement. Comblé des dons de
sagesse et de force, il a puisé en l’Eucharistie l’amour ardent nécessaire pour tenir
bon dans le don de lui-même. Il a porté bien haut l’étendard de l’amour puisé dans le
Cœur de Jésus, Souverain Prêtre. Par-delà toutes ses expériences et ses réalisations
apostoliques en faveur des prêtres, c’est Jésus qui fut son ultime passion de vivre.
Eugène cherche à nous orienter vers les choses d’en haut, vers la vie nouvelle révélée
par Jésus-Christ, le Prêtre éternel, à jamais vivant. Puisse-t-il maintenant chanter
éternellement les miséricordes de son tendre Maître : « Sa miséricorde jubile
en quelque sorte, quand d’un grand pécheur, elle peut faire un saint (51). »
« Nul ne vient au Père que par moi (52) », disait Jésus aux disciples. Eugène
a suivi cette voie, une voie sûre parce que Jésus est la vérité et la vie,
étant le Fils de Dieu, l’Unique. Une voie ouverte à tous ceux qui cherchent
un sens à leur vie. Une voie qui mène au bonheur et à la sainteté.
Si la vie mystique « consiste à tenter d’être un avec Jésus (53) », serait-il vraiment trop osé d’affirmer
qu’Eugène Prévost est un mystique de l’Église de notre temps pour qui
l’Eucharistie est source et sommet de la vie chrétienne et le Christ centre de l’histoire du monde?
Marielle Chrétien, c.o.b.